Michel Lussault
Le géographe Michel Lussault, professeur à l’école normale supérieure de Lyon, publie Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre. Dans cet essai critique, il propose une réflexion sur les moyens concrets d’agir pour inventer des manières plus vivables d’habiter la Terre, en s’inspirant des principes de la philosophie du « care ». PROPOS RECUEILLIS PAR LAURE ESPIEU
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Votre livre s’ouvre sur les tranchées de la Première Guerre mondiale. Vous en faites le point de départ de votre démonstration, avec cette idée glaçante que, pour croître, il faut d’abord détruire.
J’ai repris un concept de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, qui a théorisé la destruction créatrice. J’ai en effet été frappé de voir que, si l’on observe
l’histoire de l’occupation de la Terre par les sociétés, en particulier européennes et occidentales, depuis quelques siècles, nous constatons que notre monde
s’organise en créant de nouvelles formes, de nouveaux équipements, de nouvelles infrastructures, de nouveaux systèmes de production, de nouvelles valeurs culturelles, à partir de la destruction. Notre monde contemporain est marqué par l’importance de la destruction, que ce soit la destruction des lieux humains ou des écosystèmes. La guerre de 1914-1918 est en quelque sorte un emblème de l’avènement d’un ordre nouveau puisqu’elle a, dans de nombreux domaines, marqué le point de départ de notre XXe siècle, en s’appuyant, hélas, sur la plus spectaculaire destruction que l’on ait connue dans l’histoire
Vous vous penchez ensuite sur différentes crises, telle l'épidémie de Covid-19. Avez-vous pensé que cette dernière pouvait provoquer un renversement ?
Dans cet imaginaire mondialisé qui nous impose d’aller toujours vers plus de croissance, plus de performance, rien ne peut arrêter cette course en avant. Il y a toujours des justifications ultimes. Très vite à la sortie de la Covid, nous sommes revenus à la logique compétitive habituelle : en 2024, nous n’avons jamais autant
produit et autant consommé. C’est une accélération permanente qui fait qu’aucune alarme n’est écoutée, ou alors de manière extrêmement désinvolte, même lorsqu’il y a beaucoup d’éléments objectifs. Nous arrivons toujours à trouver dans l’apologie de la puissance, de la compétition et de la croissance illimitée des arguments qui nous permettent de ne pas être sensibles aux alertes. L’urbanisation est planétaire, personne n’y échappe, c’est le vecteur de la mondialisation qui nous englobe tous. Nous sommes entrés dans l’ère de l’urbanocène. La pandémie est venue ajouter un élément là-dessus.
Vous travaillez depuis la fin des années 80 sur la relation des individus à leurs espaces de vie. Votre perception des grands principes d'évolution du monde a changé ces derniers temps. Etiez-vous plus optimiste avant ?
J’ai longtemps été plus confiant. J’ai longtemps pensé que l’objectivation des problèmes allait mener à une prise de conscience par les élites économiques et sociales, et déboucher sur une prise de décision rationnelle pour trouver des solutions. Depuis le début des années 2010, j’ai commencé à mener une réflexion
de fond sur l’émergence de la catastrophe dans le monde contemporain. J’ai alors développé l’idée que le système urbain mondial est en fait très vulnérable, très
sensible aux accidents. C’est à partir de là que je me suis mis à travailler sur les relations entre l’urbanisation et le changement global écosystémique. Et mon diagnostic est devenu de plus en plus sombre. J’en viens à me demander si cette urbanisation planétaire, dans les formes qu’elle prend aujourd’hui, est soutenable.
Vous employez dans votre livre le terme de "terraformation". Pouvez-vous nous l'expliquer ?
C’est un concept qui vient de la science-fiction des années 1930, qui décrit la capacité des êtres humains à rendre une planète habitable alors qu’elle ne l’était
pas. Par exemple Vénus ou Mars. Petit à petit, le concept a évolué, et aujourd’hui il sert à réfléchir à la façon dont nous fabriquons la Terre comme habitat humain. Dans une certaine mesure les humains fabriquent la Terre de même que les fourmis fabriquent leur habitat. Cela veut dire que, quand nous mettons en place des pratiques d’agriculture au Néolithique, cette agriculture fabrique une Terre très différente de ce qu’elle était avant. De même, lorsque nous industrialisons l’Europe à la fin du XVIIIe siècle, puis quand l’urbanisation se développe de façon planétaire à partir de 1950, nous fabriquons une nouvelle Terre. Une Terre qui est économiquement, politiquement et historiquement produite par les êtres humains en société.
Ce que vous montrez c’est comment l’urbanisation a profondément transformé notre planète, et vous insistez sur le fait que cela n’implique pas uniquement les humains.
La Terre de 2025 n’a rien à voir avec celle de 1625, même si l’on emploie le même mot. Et ce changement implique aussi une évolution dans nos relations aux non-humains – c’est-à-dire aux animaux, aux végétaux, aux matières – liée à notre manière urbaine de vivre. De même, nous avons complètement changé l’échelle de notre relation aux matières inertes. Nous sommes dans une période d’extraction intense de toutes les ressources du soussol, qui a bouleversé notre rapport aux matériaux. Je pense en particulier au lithium ou au schiste. Mais nous avons tellement bouleversé notre relation aux éléments vivants et non vivants de la planète que nous sommes peut-être en train de remettre en question l’habitabilité humaine. Le constat de l’altération de cette habitabilité est déjà là.
Vous posez une question terrible: allons-nous encore pouvoir habiter la Terre dans 10,20 ou 30 ans ?
Oui, je pose cette question. Parce que nous sommes face à une triple insoutenabilité qui est liée aux logiques même de cette urbanisation planétaire. La destruction créatrice nous mène à la crise environnementale. Mais il y a aussi une insoutenabilité économique qui découle du dogme de la croissance illimitée. Je pense que notre économie ne pourra plus, dans quelques décennies, trouver suffisamment de ressources pour pouvoir fonctionner. Et il y a une insoutenabilité sociale, puisque ce monde urbanisé est profondément injuste. Les écarts de richesse sont plus importants que jamais.
Alors comment habiter autrement ? Vous nous invitez à changer de paradigme en nous fondant sur ce que vous appelez le "géo-care". De quelle façon appliquez-vous à la géographie les principes de la philosophie du « care » ?
Cela découle à nouveau de ce travail sur la catastrophe et sur les vulnérabilités humaines, qui m’a amené à m’intéresser à des philosophies qui essayaient de partir de la vulnérabilité pour développer un système de pensée. En me penchant sur la philosophie du « care » [de la sollicitude, NDLR], j’ai été impressionné par sa portée générale, puisqu’elle essaye de redéfinir les principes mêmes des relations sociales entre les individus. C’est vraiment une proposition d’organiser d’une autre manière la société, à partir de l’idée que tous les membres sont vulnérables et donc interdépendants. Il faut donc travailler à développer des relations sociales entre ces membres, qui soient marquées par la logique du soin et la reconnaissance de l’interdépendance entre tous les composants de cette société. J’ai voulu transposer cette philosophie à la crise de l’habitabilité. Un travail qui m’a pris dix ans pour essayer de créer un « géo-care », c’est-à-dire une nouvelle manière de considérer notre façon d’habiter sur Terre entre humains et avec les non-humains.
Partant de là, vous tracez des pistes pour proposer d'autres manières de cohabiter. Vous définissez quatre nouvelles vertus "habitantes" qui inversent totalement le système de valeurs.
C’est une des raisons pour laquelle la philosophie du « care » m’a aussitôt intéressé : elle renverse les valeurs dominantes. Ce livre propose une expérience de pensée. Là où le monde contemporain est fondé sur quelques principes cardinaux, parmi lesquels l’illimitation, la puissance, la performance, la compétition (tout cela pouvant aller jusqu’à justifier la violence comme moyen d’action), je développe quatre vertus qui viennent en balance. La première, c’est la considération, car je pense que, pour aller vers une cohabitation plus soutenable, il faut modifier la manière dont nous considérons les autres humains et les entités non humaines. Le système contemporain est plutôt fondé sur la déconsidération. La considération va se manifester par la mise en place de dispositifs de parlementation afin d’engager un travail collectif sur ce qui doit être considéré. Il y a vraiment un enjeu politique à la remettre au centre du débat public. Je développe également la vertu de l’attention, qui va avec la première. Notre système consumériste contemporain est fondé sur notre inattention, sur la captation de notre attention. L’inattention c’est ne pas être confronté aux conséquences de nos actes. L’individu consommateur ne se pose jamais de questions sur les conséquences de son acte d’achat. À travers ces deux premières vertus, on retrouve le premier sens du « care », « to care about » : de quoi doit-on se soucier ?
Vous prônez aussi le ménagement. Est-ce une remise en cause des principes de l'urbanisme qui visent plutôt à aménager ?
Les deux autres vertus, le ménagement et la maintenance, correspondent plutôt au deuxième sens de « care », « to care of », c’est-à-dire prendre soin. Non pas
au sens thérapeutique, mais au sens ordinaire. C’est-à-dire être capable d’utiliser les choses en les ménageant, pour qu’elles puissent durer. C’est la vertu qui
permettrait aux individus, aux acteurs politiques et aux acteurs économiques de ménager notre habitation commune, que nous puissions faire durer, dans la meilleure qualité possible, nos espaces de vie en commun. C’est un peu à contre-courant d’une forme d’obsession pour le neuf qui a produit des villes plus inconfortables que jamais. La maintenance vient compléter le ménagement, puisque c’est cette capacité que nous pourrions avoir à véritablement entretenir et réparer les choses au fil de leur usage, plutôt que de les remplacer. Ce sont deux vertus qui donnent du sens à la durabilité.
Vous dites que ces quatre vertus remettent en cause nos géopolitiques...
Ce que j’appelle nos géopolitiques, c’est la définition de nos manières de cohabiter. Il y a une géopolitique de la vie domestique, comme il y a une géopolitique
des relations entre États. Réfléchir aux vertus cohabitantes, c’est changer les géopolitiques à toutes les échelles. C’est la possibilité de changer nos manières
de faire société.
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