Bertrand Cochard

Les séries remplissent un temps libre déjà préfaçonné par la société

Agrégé et docteur en philosophie, Bertrand Cochard enseigne la philosophie esthétique à l’École municipale d’arts plastiques de Nice. Il se fait tueur de séries dans une critique du phénomène qui a envahi notre quotidien. Un essai aussi provocateur que perspicace. TEXTE DE LAURE ESPIEU

Image Bertrand Cochard
Vous avez longtemps été consommateur de séries avant de vous repentir. Est-ce là l’origine de votre projet ?


Il y a quelques années, j’ai fait ma thèse sur Guy Debord. Elle a été publiée, mais reste un livre académique. Je voulais présenter ses réflexions sur le temps et sur le temps libre à un plus large public. Et c’est en discutant de ce projet avec mon éditeur que l’on a croisé cela avec l’idée de parler des séries. Le sevrage des séries et, par extension, des écrans, c’est un travail quotidien, avec des rituels à mettre en place. Et des barrières qui, parfois, cèdent. J’essaie un maximum d’adopter la stratégie des quatre « pas » de Sabine Duflo [membre du Collectif surexposition écrans, ndlr] : pas d’écran le matin, pas d’écran pendant les repas, pas d’écran dans la chambre, pas d’écran une heure avant de dormir. J’ai une vigilance quotidienne, et j’en vois les effets sur mon attention et sur mon bien-être.


Votre propos s’appuie beaucoup sur les thèses de l’écrivain Guy Debord, qui a théorisé la société du spectacle. En quoi le succès des séries est-il lié à un rapport dégradé au temps ?


Guy Debord a réfléchi au rapport entre temps de travail et temps libre. Il explique que le temps libre dans la société du spectacle n’est libre qu’en apparence,
parce qu’il est récupéré par les industries marchandes. Ensuite, ce qu’il développe, mais qu’ont aussi théorisé l’essayiste allemand Günther Anders (selon qui l’individu a fondamentalement horreur du vide) ou le philosophe Jean Baudrillard, c’est que la nature des activités que l’on peut pratiquer pendant le temps libre dépend en réalité du temps de travail. Plus vous aurez un travail qui va épuiser vos ressources, moins vous aurez accès à une large gamme d’activités épanouissantes pour vous. C’est fondamental, et on se retrouve vraiment tous là-dedans. Debord m’a permis de comprendre qu’une révolution avait eu lieu finXVIIIe-début XIXe, qui consistait à penser le temps libre comme un temps libéré par le travail. À partir du moment où l’on considère notre temps libre comme un temps que le travail a produit, c’est un temps que l’on pense devoir mettre à profit. On va s’employer à en faire quelque chose. C’est comme si le capitalisme avait inventé l’impossibilité structurelle de l’ennui. Cela permet de mieux comprendre la fonction que remplissent les séries, qui peuvent être remplacées par beaucoup d’autres choses, comme les réseaux sociaux. Cela correspond à la nécessité de remplir un temps avec des activités qui ne sont pas très exigeantes, mais qui vont nous permettre de détourner notre attention du réel, de penser à autre chose. C’est donc plutôt la fonction que remplissent les séries que j’analyse.


Vous replacez le phénomène dans une critique globale de nos conditions de vie, entre excitation permanente et épuisement, qui seraient la cause de la
dépendance aux écrans. Vous évoquez le mythe de la caverne de Platon…


Ce que j’essaie d’expliquer, c’est que l’on a souvent tendance à utiliser l’allégorie de la caverne de Platon pour parler de la situation contemporaine. Ces prisonniers dans une caverne font face à un mur où des ombres sont projetées par un feu derrière eux. Moi je dis que si ce qui est projeté sur la paroi est ce qui nous maintient dans un état de servitude en captant notre attention, ce sont plus les récits dominants dans lesquels nous baignons que les images. Et j’ajoute qu’il faut être très vigilant à la diffusion des récits, à tous les segments de la vie sociale et intime, et à la prolifération des différentes catégories de récit. Il y a une autre voie pour se rapporter à la réalité, qui est plus conceptuelle, qui est celle de la philosophie.


Vous affirmez que notre consommation de séries est liée à notre rapport à notre activité professionnelle. On regarde trop de séries parce qu’on travaille trop ?


C’est cette idée que le temps libre ne peut être véritablement libre qu’à la condition qu’il soit véritablement émancipé du travail. L’activité professionnelle occupe
encore la majeure partie de votre temps de vie. En fait, elle est tellement omniprésente qu’elle en vient à déterminer le type d’activité que l’on peut pratiquer en dehors. Et justement, les séries sont parfaites pour venir occuper ce temps libre. Parce qu’elles ne relèvent pas d’une activité aussi futile que de faire défiler les images sur Instagram, où là, on sait presque intuitivement que l’on perd son temps. Les séries ont pour elles d’apporter du récit, et même de la connaissance. C’est le produit culturel le plus à même de venir remplir un temps libre qui a déjà été préfaçonné par la société dans laquelle l’on se trouve. Le travail, mais aussi l’écosystème numérique.


Vous vous attaquez au consensus de nombreux intellectuels qui vantent les qualités des séries. Il n’y a rien à sauver, selon vous ? Ne pensez-vous pas qu’en s’emparant notamment de problèmes sociaux, elles peuvent aussi être des outils de prise de conscience ?


Je ne critique pas vraiment le contenu des séries, et je considère même que certaines sont à tous égards de véritables chefs-d’œuvre. Il n’y a pas de raison de
condamner la « forme » série dans son esthétique, cela n’aurait pas de sens. Mais je trouve quand même que les discours complaisants à leur sujet vont beaucoup
trop loin. Je ne pense pas qu’elles apportent une vision plus lucide des problèmes sociaux, ou une perspective émancipatrice. Si l’on veut changer le modèle social, certes, on peut changer les représentations, mais je doute que les séries soient si puissantes que cela. Car, en réalité, la seule manière d’avancer, c’est de changer l’infrastructure matérielle. Vanter les séries pour dire qu’elles préparent un monde meilleur, c’est un pari que je n’ai pas envie de faire. Ce sont d’excellents instruments de divertissement, mais je ne leur reconnaîtrai pas un pouvoir subversif.


Qu’est-ce qui les rend si habiles à capter notre attention ? Est-ce que cela tient au mode de narration ou au système de chaînage d’épisodes qui rend le modèle confortable ?


Vraiment, ce qui rend les séries si plaisantes, c’est justement ce trait-là. Nous allons chercher dans ce type de contenu des expériences confortables. Et cela passe
par des personnages récurrents, que l’on aime retrouver, que l’on aime voir évoluer d’épisode en épisode, de saison en saison. Cela passe aussi par certains sché-
mas narratifs, certaines recettes qui nous permettent d’anticiper ce qui va arriver. Mais, en même temps, pas tout à fait, pour garder un peu de suspense. C’est
quelque chose qui attache aux séries, cette familiarité, cet univers confortable qu’on aime retrouver. Après, la question c’est pourquoi est-ce que l’on va demander, sur notre temps libre, à des univers fictionnels de nous apporter de la familiarité et du confort ? Je pense que cela n’est pas pour rien que l’on se tourne vers des
divertissements de ce type qui viennent nous apporter du récit, de la familiarité. Nous vivons dans une époque de crise permanente et je pense que cela n’est pas pour rien que l’on demande à ce point aux activités que l’on pratique sur notre temps libre d’avoir une fonction thérapeutique. C’est là mon point de désaccord avec les théoriciens qui sont très complaisants sur les séries : on ne peut comprendre leur forme et leur fonction qu’à l’intérieur du modèle global dans lequel on se trouve.


Vous questionnez également le modèle économique sur lequel elles s’appuient en pointant des produits d’industries culturelles puissantes, qui monétisent notre attention. Peut-on parler d’asservissement des imaginaires ?


Les séries s’intègrent dans un modèle économique qui consiste dans la captation de notre attention à des fins mercantiles. La production massive de séries en vue
de nous divertir a des conséquences sur notre bien-être, sur notre sommeil, et sur la planète. Il faut sans cesse rappeler que les activités que l’on pratique pour
nos loisirs ne sont plus soutenables. Que regarder un épisode d’une heure en 4K a un coût environnemental. Et que l’on va vers une consommation tellement
massive, tellement exponentielle, que l’on ne peut pas s’exonérer de réfléchir à son impact. Pourtant, paradoxalement, ces visionnages nous aident à exorciser
notre sentiment d’impuissance collective face aux catastrophes planétaires annoncées. Il y a là une forme de renoncement et de passivité.


Même si elles favorisent les discussions, vous dites aussi que les séries participent plutôt de l’individualisation de la société…


Il y a une ambivalence. D’un côté, les séries s’invitent dans toutes les conversations et ont ainsi souvent une fonction de brise-glace. En ce sens, elles constituent
probablement un levier de socialisation. Mais si l’on s’intéresse aux conditions matérielles dans lesquelles on regarde une série, on s’aperçoit que l’on est géné-
ralement seul sur son canapé, que l’on fait rarement venir ses amis pour visionner un nouvel épisode. Il nous est même tous déjà arrivé au moins une fois de
renoncer à une soirée avec des proches parce que l’on était fatigué et que l’on avait juste envie de se lover dans le confort que la série nous permettait. J’ai plutôt envie de plaider pour des activités de temps libre qui, au lieu de nous replier sur la sphère privée, nous poussent vers l’extérieur, vers des expériences plus collectives.

Dans votre attention à limiter votre temps d’écran, vers quelles activités décroissantes et stimulantes vous orientez-vous en remplacement ?


Mon engagement au sein de l’association Lève les yeux est quelque chose que je trouve extrêmement épanouissant et qui me nourrit. Cela m’a permis de rentrer en contact avec des personnes qui ont à la fois une pensée radicale, mais aussi une ouverture réjouissante. Ensuite, au niveau individuel, mon sevrage des séries est passé par les arts textiles, et en particulier par l’apprentissage du tricot. C’est vraiment génial. C’est une activité que j’aime particulièrement faire à la terrasse des cafés. Et cela permet de créer des cadeaux super à offrir à ses amis. Les produire soi-même, ne pas avoir à les acheter, c’est très gratifiant. J’aime beaucoup m’investir pour des présents non marchandisés. Plus récemment, je me suis aussi mis à la couture. Mais c’est un peu moins facilement transportable que le tricot. J’avais besoin d’une activité qui permette de focaliser mon attention sur une tâche. Quand je tricote, je suis obligé de me concentrer sur les mailles, et il y a un côté extrêmement méditatif qui me fait beaucoup de bien. Cela favorise ma créativité, cela m’apaise, j’y trouve toutes sortes de vertus. Et, bien sûr, voir l’objet prendre forme est très épanouissant. En plus, c’est un immense levier de socialisation : je suis un homme de 33 ans, c’est un loisir peu commun qui m’a permis de rencontrer beaucoup de gens.
 

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